Catalogue « Bleu Indien », Théâtre du Champ Fleuri, St-Denis, La Réunion, 1997
Le mot de François
François Malbreil
Bleu indien
Huiles et pastels sur toile
Aquarelles et huiles sur papier
Céramiques
Exposition du 8 au 29 septembre 1997
Office Départemental de la Culture
Galerie et Théâtre du Champ Fleuri
Saint-Denis de La Réunion
Sommaire
En guise de préambule Pleine lune sur l'océan Grand'Anse Le Zaza Club Femmes d'Antsiranana Cocktail à l'ambassade Champ de courses aux palmiers Zébus Arcadie - Hydravion jaune Tamatave inondée Une radieuse fin de journée Reproduction des œuvres exposées Repères biographiques
En guise de préambule
A l'instar du Puzzle malgache qui ouvre le catalogue, les dix textes qui suivent forment une mosaïque. Les toiles, papiers et céramiques exposés constituent un ensemble varié où l'océan miroite de quelques unes de ses facettes. L'unité géographique a présidé au regroupement des œuvres - de Madagascar à Mayotte, de l'île Maurice à l'île de La Réunion. Sujets divers, scènes nocturnes et diurnes, au-delà de l'unit" de lieu, de temps et d'action, c'est surtout la lumière propre à ces tropiques sud qui a capté mon attention. Crépuscules, fins d'après-midi - la lumière de fin de journée est oblique, chaude et veloutée.Toute chose acquiert alors son relief propre et l'on sent avec une acuité accrue le miracle d'être et la tragédie de n'être plus. Dans les nocturnes, la pleine lune inonde le monde assoupi tandis que la lumière diffractée caresse le couple uni du Zaza Club. Alors, avec les hommes et les femmes, animaux et objets inanimés, dansons ma ronde du monde et empruntons le chemin de ses formes multiples.
Pleine lune sur l'océan
Une pleine lune stupéfie la nuit d'un éclat insensé. Est-ce le reflet du soleil tropical sur l'astre ou la limpidité inhabituelle de l'air ?La nuit me tient éveillé, subjugué. Pierrot lunaire, le peintre sur la varangue aux petites heures du matin. Elle me rappelle les nuits de mon enfance, une en particulier où les lucioles accentuaient la luminescence de l'univers. La touffeur d'encre de la nuit, l'ombre protectrice, ne sont plus. La lumière blanche rayonne et une fange nacrée phosphorescente ourle le Cap Grand'Anse. Monstre volcanique pétrifié, il domine les flots de sa masse que les reflets de lune à la géométrie zébrée découpent en silhouette chinoise sur l'océan. Minéral. Vastes le ciel et la mer, ronde la lune qui donne corps aux nuages qu'elle frise de blanc et frêles les maisons des hommes. L'ombre portée d'une habitation que l'on devine hors cadre dessine sur le terre-plein du premier plan des zones obscures où le regard se ressource avant de braver à nouveau la clarté lunaire.En contrebas, les toits gris et verts - on distingue et devine les couleurs dans ces nuits lumineuses - hissent leurs pentes dans l'air humide gorgé d'embruns. La rouille y grave les taches hasardeuses de ses bruns. Les palmiers déploient leurs éventails au-dessus des champs de canne en fleur, l'heure est calme, le temps suspendu. L'homme n'occupe que peu d'espace entre ciel, mer et terre. La lumière électrique sous la véranda, les cases, les champs cultivés, tout murmure sa présence. Dans leurs écrins de jardin, les varangues faiblement éclairés projettent une lumière jaune, pâle soleil, sur les buissons qui les enserrent. Dans la nuit claire, tout est figé comme si l'arène avait été désertée et l'esprit est retenu captif par tant d'absence.
Grand'Anse
Quelques toiles et papiers ont été inspirés par Grand'Anse. Côté mer, une petite anse prolonge la plage une fois passée la ravine. On y accède par un sentier abrupt. La crique en contrebas forme un creuset dans lequel de gros blocs de lave sombres, tavelés et érodés tranchent sur le sable coralien et sur la mer qui les cerne d'une ceinture d'écume. Dans L'après-midi sur les rochers, deux hommes sont assis sur un imposant rocher face à la mer. Un chien jaune leur tient compagnie ; dressé sur le rocher, il se découpe sur fond de bleu et de ressac avec le relief des médailles, sculptural, campé sur ses quatre pattes. Son poil hirsute se creuse de sillons et saillies que la lumière oblique met en évidence : grand chien puissant, nageur de pleine eau. Les deux hommes sont silencieux, comme dans les moments de pause où la conversation languit. Tous deux sont installés en surplomb de l'eau agitée par une houle profonde qui frange blanc. Shorts, maillots de corps, nu-pieds, torse nu - après-midi de bord de mer. En contrepoint à cette scène paisible - deux hommes et un chien prennent le soleil sur les rochers - on perçoit la puissance des forces élémentaires : telluriques dans les masse minérales dégueulées par le volcan, danger latent dans le bouillonnement des flots. Dans La sieste sous les palmiers et Dimanche à Grand'Anse, le monde tropical est réaménagé par l'homme. Il contemple son œuvre dans les pelouses soyeuses, dans l(agencement des palmiers et des vacoas à l'ombre desquels il fait bon s'étendre. Au sein de cette nature ordonnée pour son plaisir, il peut se laisser aller à la rêverie, au bonheur de la conversation et de la sieste, des sorties en familles et du jeu des approches amoureuses. Entre les troncs zébrés des palmiers aux feuilles acérées et l'écorce rugueuse des vacoas aux racines aériennes, on aperçoit un tête, un bras, un corps penché - morcelés. Cache-cache ludique. Ces instants volés à Grand'Anse m'ont rappelé l'époque des glacières et des sorties à la plage de mon enfance. En pensant à Seurat et à Gauguin, j'ai aimé peindre le calme quasi irréel de ces scènes heureuses.
Le Zaza Club
Dans l'obscurité d'une boîte de nuit, un couple créole enlacé, oublieux du monde, danse.La musique quasi perceptible dans le déhanchement des corps, l'impression de moiteur et de chaleur, tout concourt à une nuit à la sensualité exacerbée. C'est la fête des corps et de la danse. La belle créole aux yeux fardés de bleu et à la bouche peinte rouge vif avec une vivacité enjouée. Grand sourire à pleines dents, tête renversée en arrière, elle se laisse aller contre le torse de l'homme, son bras épousant la courbe du dos de son partenaire. Le corps à corps est serré et sa main aux doigts déliés, ferme. Dans l'obscurité, sa robe fuchsia est une note colorée à la gaieté jubilatoire. L'homme, sourire aux lèvres, épie du regard sa cavalière aux yeux fermés , toute à l'ivresse de la danse et du moment. Sa chemise blanche rehausse l'éclat des peaux métissées ; celles-ci , luisantes dans l'atmosphère surchauffée de la piste, se parent de fulgurances allant jusqu'au blanc. A l'oblique du léger déséquilibre des corps des deux danseurs, les bras dessinent un triangle complexe à l'érotisme sous-jacent. Les doigts sont enlacés comme plus tard le seront les corps. Promesse de la nuit. Dans l'espace quasi-abstrait, la couleur griffée et malmenée parvient à s'imposer sur le fond noir. La lumière diffractée par un prisme accompagne de ses facettes le mouvement général du cercle enchanté. A regarder le couple évoluer ainsi, dans la joie d'une transe partagée, un sourire me vient aux lèvres.
Femmes d'Antsiranana
A qui s'adresse la chant ou l'apostrophe de a belle métisse au centre de la toile ? Dans la frise des visages qui se déploie de gauche à droite, elle focalise le regard. Plus grand que nature, son portrait est le seul à ne pas être fragmenté. Profil racé, pommettes hautes et lèvres bien ourlées, elle a l'allure princière ; dans ses beaux atours elle est drapée à l'antique dans un tissu aux motifs floraux stylisés. En arrière-plan, la rangée des visages de femmes est un bas-relief aux contrastes puissants - imbrication des bustes et des têtes, morcelés ou cachés, profils dérobés. Les ombres projetées des unes sur les autres - touches noires d'une partition humaine - renforcent le sentiment d'un groupe à l'unisson. Femmes en éventail : le singulier se conjugue au pluriel, l'un au multiple et la fascination est sans cesse renouvelée devant les défilés, manifestations, assemblées et carnavals... Les étoffes bariolées captivent par leurs et, sur les chemisiers blancs,le noir cuivré des peaux a un relief singulier. De la couleur au noir et blanc, le regard navigue suivant le crescendo des cheveux crépus qui tranchent sur le fond jaune intense. Comme dans les mosaïques byzantines sur fond ocre, la frise humaine déroule ses fastes. Encore une fois goûtons la variété profuse d'un moment de grâce où les femmes sont belles dans leurs habits de fête.
Cocktail à l'ambassade
Des indiens tamouls - cheveux noirs, peau foncée aux reflets puissants, pommettes hautes - se retrouvent dans le parc de l'ambassade. Les femmes portent des saris aux couleurs vives, les hommes des costumes à l'occidentale, cravate et chemise blanche, chaussures noires de rigueur. Ainsi se répartissent les rôles - tradition pour les femmes, modernité à l'occidentale pour les hommes. La conversation se ralentit, les yeux guettent et on perçoit déjà cet air d'ennui universel des soirées mondaines. Topaze sombre, le jardin en cette fin de journée luit. L'herbe rase au sol a des allures de moquette végétale ; par contraste, les buissons paraissent échevelés entre les colonnes rectilignes du portique. Les fûts aux couleurs vives scandent l'ode festive, acidulés comme des temples malabars. L'épais mur végétal en arrière-plan masque le ciel ; les déclinaisons de vert tempèrent les teintes claquantes des saris et des fûts. Le vert encercle les couleurs intenses comme les contours de plomb les vitraux. La liane qui s'enroule et se hisse le long de la colonne bleue a l'allure inquiétante de ce qui se tortille, enserre et étouffe, serpents foisonnants. Dans ce coin de parc à l'allure si domestiquée, la profusion des buissons et arbres suggère que la bataille entre l'ordre humain et la vitalité envahissante des plantes n'est que provisoirement gagnée. De même, les regards aiguisés, les yeux scrutateurs donnent à penser que la mondanité n'est qu'une forme habillée de la prédation. Un équilibre, si précaire soit-il, a été atteint ; partageons avec les personnages du groupe ce court moment de répit dans le parc ordonné.
Champ de courses aux palmiers
Le monde ce jour-là était courbe comme l'orbe de la piste où se sont lancés les jockeys et leurs chevaux. Propulsés à fond de train, balles multicolores, ces centaures modernes survolent l'herbe rase à la limite du point d'adhérence. Bariolées les casaques, d'or et de pourpre, d'azur et de parme, d'orange et de Naples, sur les grands alezans à la robe luisante. Perchés sur leur courts étriers, penchés sur l'encolure de leurs montures, les jockeys galopent dans l'arène incurvée, tout à leur rêve de victoire. Livrées, parures, décorum : le monde des courses garde le reflet estompé des grandes maisons avec leurs équipages et écuyers aux couleurs du Prince. Prestige de l'animal et des écuries ; fièvre des paris et cohortes bigarrées des hippodromes dont la clameur est absente du tableau. Sur la piste herbeuse, on croit entendre le martèlement sourd des sabots étouffés par le tapis végétal. De longues ombres filantes rompent la monotonie de cet océan de verdure. La lumière de la fin d'après-midi fait surgir de l'ombre la proue des grands arbres. Majestueux, silencieux, ils dominent le champ de courses. Elancés, les trois palmiers royaux déplient la roue de leur plumet en plein ciel. Le regard suit leurs troncs rectilignes puis se pose sur le morne touffu en arrière plan et plus loin encore sur la montagne - double rempart aux crêtes arrondies. Le haut d'un cheminée émergeant des arbres suggère la présence d'une raffinerie cachée par l'épais rideau arboré dont les masses enchevêtrées surgissent dans la lumière oblique. L'ample moutonnement végétal a pour contrepoint les croupes des chevaux et les épaules voûtées par l'effort des jockeys et l'esprit se plaît à passer de l'un à l'autre. De même, il se repose à contempler les haies de buis taillé - rectilignes et géométriques - après la débauche des lignes courbes qui scandent la toile. Entre ciel et terre, la course file vers son dénouement et les longues ombres sont une promesse de fraîcheur.
Zébus
Zébu totémique, ces quelques toiles sont une façon de te célébrer. Animal familier à Madagascar, compagnon des hommes dans leurs jours et heures, animal sacré, fort de ta masse, tu contemples impavide le monde, la succession des saisons et jouis d'être. A te peindre,la mémoire me revient d'autres sous d'autres cieux. Ceux de mon enfance en Martinique où j'aimais regarder leurs yeux doux et énigmatiques, leurs longues cornes puissantes - par la suite, je les assimilerai aux taureaux crétois - et le dessin varié de leurs robes. Dans mon musée imaginaire, le zébu me parle de l'Egypte, d'un monde agraire dont je perçois les derniers reflets à Madagascar. Le monde rural, j'en ai vu en métropole les ultimes feux, enfant en Ariège, lors des fenaisons, quand les lourdes charrettes tirées par des attelages de bœufs gravissaient les pentes des collines et sillonnaient la plaine. Zébus de l'opulence, zébus peints ou sculptés (comme sur les stèles funéraires du sud malgache, les aloalos) compagnons de l'outre-tombe. Zébus malgaches, objets de tant de désirs et de convoitise, dans les rizières, vous êtes le trait d'union entre la terre et le ciel, masses émergeant de l'eau, doublées d'ombres et de reflets. Vous me parlez de croyances et d'un monde archaïque dont je suis chassé, homme du vingtième siècle, inconsolable à l'orée d'un paradis à jamais perdu. Vous peindre m'est un baume, vous regarder m'apaise
Arcadie - Hydravion jaune
Un hydravion jaune flotte sur une eau calme en bord de plage. Un homme assis sur la carlingue pêche à la ligne, une femme en corsaire rouge debout sur l'un des flotteurs le regarde. A travers la trouée végétale formée par l'arbre à droite et les hautes herbes au premier plan, le regard se délasse à contempler cette scène paisible. Le couple à l'hydravion n'occupe qu'une surface infime du tableau. C'est bien qu'il en soit ainsi : le soleil, le ciel, la mer et les feuillages occupent l'espace et le modèlent. L'œil s'égare dans les formes mouvantes et sinueuses des frondaisons, s'anime dans les herbes élancées (zébrures des longs coups de pinceaux) et se repose à l'horizontale où la mer rencontre le ciel. De grands nuages vaporeux parcourent le bleu gorgé de lumière. Quel bonheur de peindre un hydravion jaune sur une mer étale : modernité apaisée dans cette lumière chaude, pacifiée par l'inaction et l'érotisme diffus de la scène. L'hydravion flotte, immobile, et c'est assis dans les herbes à l'ombre de l'arbre que l'on goûte les plaisirs de l'Arcadie. Dans cet embarquement pour Cythère, l'Île a quitté la Méditerranée pour les tropiques sud au-delà de l'Equateur. Les alizés tempèrent le soleil tout comme le vert des arbres arrondit le bleu du ciel et le jaune de l'hydravion. Les quelques touches de couleur éveillent l'esprit : l'Arcadie est vive et tranquille, ce n'est en rien un tropique alourdi par la torpeur humide de l'Equateur. La mer au bleu délicat, les frondaisons à l'ombre fraîche et le coin de plage blonde sont un hymne au temps suspendu, à la douce inactivité du farniente, une promesse.
Tamatave inondée
Cyclone. La tempête dévore l'espace, vents et trombes d'eau mêlés. Ce n'est qu'un vaste champ de bataille confus. Puis le cyclone s'éloigne laissant en arrière-garde des pluies abondantes : les rues inondées font penser à des rivières, le ciel s'y reflète en miroir. Hors de l'eau toute chose à l'allure d'une île lointaine. Dans Tamatave inondée, la ville a une beauté d'après le déluge. Dans la vaste avenue, le paysage se reflète inversé : un léger souffle de vent ride la surface liquide et brouille l'image réfléchie. De grands arbres magistraux dominent la ville : profonds comme les cavernes, hauts comme des tours, ils donnent force et éclat à la lumière. La liane aurore déploie le faste doré de sa fourrure végétale entre les verts profonds et le rouge pompéien du mur. Vert véronèse, bruns, rouges éteints, oranges et gris, la ville déploie l'imbroglio de ses immeubles modernes, maisons coloniales et entrepôts.Un palmier fait la roue et les pylônes dressent leurs mâts totémiques le long de l'avenue. Les balcons en bois et les baies vitrées fumées coexistent, sertis dans le velours profond des végétaux. Tropiques - les trottoirs portent encore les stigmates de la tornade récente, maculés de boue et éventrés ; dans les flaques d'eau, des fragments de paysage sont des gemmes colorés. Les blancs cumulus moutonnent et prolongent la crête des arbres en un même mouvement. Nl passant, c'est l'heure du plus grand calme, celle du temps immobile où la ville reprend souffle, ses façades comme les yeux fermés d'un visage au repos. Les alizés sèchent peu à peu les artères et plus épaisse que jamais la végétation lancera ses tentacules à l'assaut des murs.
Une radieuse fin de journée
La saison des cyclones est là et les couchers de soleil sont somptueux. Les nuages rivalisent de formes incongrues - compacts, aérés, effilochés, profonds comme la nuit ou au contraire lumineux jusqu'à l'aveuglement. Ils se teintent des couleurs du couchant, rouge, orange, jaune vif et de toutes les gradations du blanc au bleu intense. de beaux et étranges animaux empruntent la forme des nuages et naviguent avec eux avant de nouvelles métamorphoses. A l'horizon, les nuées se gorgent du sans du ciel, moment en colonnes bleutées à l'assaut de la verticale, se délitent sombrement en épousant l'étirement de la côte volcanique. Celle-ci, d'un noir profond, se troue de quelques points lumineux, témoins de l'activité humaine loin de l'autre côté de la baie . Ellipse. La mer reflète en un miroir obscur les nuages et les vifs accents de lumière rouge. La grande étendue de sable gagnée par l'ombre vient mourir sur les montants de la porte-fenêtre en aluminium. Violence et féerie des crépuscules tropicaux, la débauche de couleurs, les ultimes éclats éblouissants annoncent avec une certaine insistance tragique que la nuit profonde régnera bientôt. Alors le monde ne sera plus. Défunt de la lumière. Orphelin de l'éclat des couleurs.